E-Sumi-Yan et Kyuuji avaient discuté pendant presque deux heures et n’avaient fait qu’aborder le sujet en surface. Mais il faisait nuit depuis longtemps. Le Raen retrouva Venceslas à l’entrée de la guilde des élémentalistes. Le Hyurois l’attendait appuyé contre l’arbre. En le voyant arriver, il se redressa et le salua d’un geste de la main en souriant.
— Bonsoir Kyu. Bien remis ?
— Vence, bonsoir. Ça va mieux, merci. Je suis désolé, tu as dû m’attendre longtemps.
Venceslas sourit malicieusement.
— Non, je savais que tu ne partirais pas avant la nuit.
— Tu le savais ?
Venceslas se contenta de sourire. Soudain, Kyuuji comprit tout. La scène à laquelle il avait assistée au quartier général de l’Ordre des Deux Vipères lui avait paru étrange. Il ne s’agissait que d’une mise en scène pour l’amener à se souvenir de l’incident. Les mots que Venceslas lui avait soufflés alors qu’il n’avait même pas repris ses esprits devaient le pousser au souvenir suivant. Le Hyurois avait tout comprit. Il avait tout orchestré. Kyuuji dut lui reconnaître que c’était bien joué.
— Savais-tu que ça allait me faire perdre connaissance ainsi ?
Venceslas fit une grimace.
— Non, je me doutais bien que ça te mettrait dans un sal état mais pas à ce point. Désolé.
— Comment savais-tu que je recouvrerais toute la mémoire ?
— Je ne le savais et je ne m’y attendais pas. (Le Hyurois désigna la guilde des élémentalistes.) Quand tu as perdu connaissance, je t’ai amené ici. Le Padjal voulait t’examiner lui-même. Il disait pouvoir profiter de ton état pour te guérir complètement, s’il s’y prenait bien. (Il haussa les épaules.) Un tour de main et il disait t’avoir soigné. Je ne voyais aucun changement mais il avait l’air très sûr de lui. Je l’ai cru. Je me doutais que tu voudrais discuter avec lui dès ton réveil alors je ne t’ai pas attendu.
Kyuuji pouffa. L’esprit de Venceslas se montrait parfois d’un tel détachement, c’en devenait risible.
— Je vois. Je suppose que je dois te remercier, mon frère. (Kyuuji s’inclina exagérément.) Merci, Venceslas.
Le Hyurois croisa les bras sur sa poitrine prenant un air faussement supérieur.
— Oui, oui. Redresse-toi maintenant.
Kyuuji s’exécuta et continua son jeu. Il se posa une main sur la poitrine d’un air bien trop révérencieux.
— Ta générosité est sans limite.
Venceslas éclata de rire. Un rire franc, honnête et joyeux. Un rire contagieux. Les deux amis rirent de bon cœur et durent faire de grands efforts pour reprendre leur souffle.
— Tu m’as manqué, Kyu.
— Je suis désolé pour tout ça.
Le Hyurois écarta sa remarque d’un geste.
— Alors, maintenant que tu as toute ta tête…
— Toute ma tête ?
— … raconte-moi ce qui s’est passé depuis la dernière fois.
Kyuuji savait très bien à quoi il faisait référence. Ils étaient partis faire une mission dans la forêt du sud pour le compte des Deux Vipères. Ils avaient dû se séparer pour la mener à bien. Le Hyurois s’était infiltré dans un camp de brigands, se faisant passé pour l’un d’eux, tandis que Kyuuji surveillait les allés et venus depuis un poste en hauteur, gardait contact avec l’officier en charge de la mission et prenait leurs nouveaux ordres. Il assurait la coordination et surveillait le déroulement de l’opération, en somme. Cela dura plusieurs lunes. Les deux amis ne pouvaient échanger leurs informations qu’en de rares occasions, et très brièvement. Ils avaient cependant réussi à trouver ce qu’ils cherchaient et attendait l’opportunité de mettre en œuvre leur plan. Seulement, ils n’avaient pu arriver jusque là.
— Un matin, en quittant mon campement pour rejoindre mon poste d’observation, j’ai ressenti la présence d’un esprit. Un esprit très insistant. Quand j’ai voulu prendre contact avec lui, j’ai été submergé par une quantité incroyable d’éther. Ça a dû avoir un effet sur moi. E-Sumi-Yan disait avoir vu des perturbations dans mon éther. Et en reprenant mes esprits, j’avais tout oublié.
C’était aussi simple que cela. Toute cette histoire pour de l’éther qui lui était monté à la tête. Littéralement et allégoriquement. Pourtant, ni Kyuuji ni Venceslas n’en rirent. Les esprits avaient une grande importance pour eux. L’intervention de l’un d’eux pouvait avoir une signification particulière. Mais ils n’en sauraient sûrement jamais rien. Retrouver cet esprit semblait impossible, à moins qu’il ne se manifeste de lui-même.
La meilleure chose à faire était de tourner la page et de continuer à avancer. Ils n’avaient pas réellement d’objectif à long terme, en dehors de se faire une place et de continuer à vivre, mais ils avaient bien l’intention d’y arriver.