Venceslas semblait inquiet. Comme une petite moitié des spectateurs. Ils étaient rassemblés en cercle autour de Kyuuji et de l’officier Quo Thorne. Tous portaient l’armure ou la tenue règlementaire de l’armée, le Raen ne faisait pas exception.
Le Raegadyn était sévère, sérieux, imposant. Une pointe de triomphe perçait dans ses yeux et sa voix.
— Un duel, en souvenir de cette humiliation, le cornu. J’espère que t’as oublié, parce que moi pas.
Bien sûr que Kyuuji n’avait pas oublié. Il attendait patiemment ses représailles depuis deux mois. Il était surpris que cela arrive si tôt. Thorne était beaucoup moins patient qu’il ne l’aurait cru. Et aussi beaucoup plus démonstratif. Il avait réuni plusieurs brigades et avait improvisé toute une mise en scène. Kyuuji décida de rentrer dans son jeu.
— Comment ne pas s’en souvenir ? C’était un tel spectacle !
Thorne lâcha un rire gras exagéré. Toute une comédie, dont il voulait être le centre.
— Du spectacle ! Tu vas en avoir, Aan !
Il cracha le dernier mot comme s’il s’agissait d’une insulte. Venant d’un Garlemaldais, c’en était certainement une mais Kyuuji l’ignora consciencieusement. Il n’avait aucune raison de se mettre en colère, son statut au sein de l’empire ne lui importait pas le moins du monde. Et il ne lui aurait pas fait ce plaisir. Le Raen esquissa un geste négligeant de la main, désignant l’arène que formaient les spectateurs.
— Pour si peu de publique ? Je suis déçu, je croyais que tu ferais mieux.
Il l’avait tutoyé volontairement, cela s’était pourtant révélé plus difficile qu’il le pensait. Le vouvoiement était une marque de respect autant que de distance pour le Raen. Tutoyer son supérieur était une véritable insulte. Et il n’avait jamais été doué pour les insultes.
De nouveau, le Roegadyn rit pour se donner de la prestance. Cela aurait peut-être fonctionné s’il ne tremblait de rage ou d’impatience.
— Assez parler, lâche. En garde !
Il accompagna le geste à la parole, il dégaina une épée longue et se mit en position de combat avec un air de triomphe. Thorne n’avait pas jugé bon de véritablement former Kyuuji au combat, préférant le restreindre à la magie. Dans ce genre de duel, les quelques applications offensives de sa magie n’allaient pas être d’une grande utilité. L’issue du combat était certaine. Kyuuji le savait mais ne pouvait s’avouer vaincu avant d’avoir vendu chèrement sa défaite. Pour sortir vainqueur de ce duel, le Raen devait rendre la victoire du Roegadyn aussi humiliante que possible. Il misait tout sur la mise en scène que Thorne avait préparé pour lui-même. Sa mise en scène, ses humeurs colériques et sa fierté.
Kyuuji se para donc d’un sourire narquois et exécuta une rapide courbette avant d’attraper son bâton. Puis tout se passa très vite. Thorne s’élança, Kyuuji conjura la terre sous les pieds de son adversaire qui trébucha. Il se releva rapidement mais déjà la colère montait en lui. Le Raen en profita pour conserver un peu de distance entre eux et invoqua le vent soulevant la terre meuble et sèche du terrain. D’un geste mesuré, il fit le tourner autour de Thorne, projetant poussière et cailloux à son visage. Il se protégea les yeux le temps que cela dura puis s’élança de nouveau. Kyuuji commençait déjà à ressentir le contrecoup de l’utilisation de l’éther. Il se concentra pour son dernier éclat d’exhibition. L’éther se condensa à tel point qu’il en devint visible, puis lumineux, brillant. Kyuuji le retint au maximum, attendant le dernier moment pour le relâcher d’un coup en un orbe aveuglant. C’était plus de l’esbroufe qu’autre chose, mais cela avait l’avantage d’être impressionnant.
Et contre toutes attentes, Thorne se laissa avoir. Il ne s’était pas protégé les yeux et les frottait compulsivement. Le Raen mit un instant à réagir, il ne s’attendait pas à ce que cela fonctionne. Il se reprit d’un sursaut et conjura la terre. Un rocher se forma devant lui et il l’envoya vers le Roegadyn. Qui l’esquiva et se jeta sur Kyuuji, le planquant au sol, le fil de son épée contre sa gorge. La rage, la colère et l’humiliation était visible sur son visage.
— J’aurai voulu une mort lente et douloureuse pour toi mais je me contenterai de ça.
Il n’aurait jamais dû être question de mort. Le duel devait prendre fin ici. Mais vu la pression que Thorne exerçait désormais sur son arme, Kyuuji comprit bien tardivement qu’il n’avait plus l’intention de suivre les règles. Entre la peur qui s’empara de lui et les dépenses d’énergie liées à la magie, il n’eut plus la force de se défendre, ni même de parler.
La panique menaçait de le subjuguer quand une main gantée se posa sur l’épaule de l’officier, le visage de Venceslas apparu un instant plus tard par au-dessus.
— Ça suffit, la victoire est vôtre. Il acceptera n’importe quelle punition mais vous ne pouvez pas priver l’armée d’un médicus aussi efficace que lui.
Thorne n’obtempéra pas immédiatement, pris de rage. Mais la poigne de Venceslas le fit reculer et il finit par se relever. Il n’affichait pas l’air triomphal auquel on aurait pu s’attendre. L’officier se détourna et s’éloigna rapidement, bousculant les personnes qui ne s’écartaient pas suffisamment. La stratégie de Kyuuji avait fonctionné. Mais cela avait failli lui coûté la vie.
Venceslas tendit la main au Raen à terre d’un air grave.
— Il nous faut partir.
Kyuuji attrapa la main de son ami et s’en aida pour se remettre debout.
— Il est temps, en effet.
Ils savaient tous deux ce que cela sous-entendait. Ils savaient depuis qu’ils avaient été enrôlés qu’un jour ils seraient forcés de déserter pour rester en vie. Et ce jour était arrivé. Il ne leur restait plus qu’à assurer leurs arrières et partir discrètement. Leur plan d’action était prêt depuis longtemps, torturé en tout sens pour le peaufiner au possible, prévoir le moindre écart, la moindre surprise. Ils n’auraient qu’une seule chance. Cela devait être la bonne. Celle-ci serait la bonne.
Les deux jeunes hommes s’éloignèrent de l’arène improvisée en direction de leurs quartiers, faisant mine de vouloir s’y reposer. Une fois hors de portée d’yeux et d’oreilles, Venceslas se tourna vers le Raen.
— Je m’occupe de la paperasse.
Il faisait référence aux documents concernant les Infortunés, les villages d’où ils venaient, les noms de leurs proches et tous les renseignements que Thorne avaient réunis pour donner du poids à ces menaces. Il fallait tous les détruire. Kyuuji opina.
— Je m’occupe des vivres.
Les deux amis échangèrent un regard lourd avant de partir chacun dans une direction différente. Ils se retrouveraient plus tard, cette nuit-là même, pour quitter définitivement l’armée.